RAP EN IRAN : "À LA MINUTE Où TU FRANCHIS LA LIGNE ROUGE DE LA POLITIQUE, TU DEVIENS UNE CIBLE"

Les arrestations de rappeurs sont courantes depuis l’essor du hip-hop en Iran au début des années 2000. Mais la condamnation à mort de Toomaj Salehi marque un tournant dans la répression à l’égard des artistes politisés. Ces dernières années, les autorités avaient tenté de récupérer le style musical pour séduire les jeunes ou encourager un rap commercial et apolitique. Les artistes exilées Justina et Gogha ont confié à France 24 leur admiration pour Toomaj Salehi, "qui effraie le pouvoir". 

La dernière fois que Justina a échangé avec Toomaj Salehi, le rappeur dissident venait d’être libéré sous caution. C’était en novembre 2023 après plus d'un an d'emprisonnement. "C'était bref, je voulais juste prendre de ses nouvelles, mais je ne voulais pas qu’il ait de problème du fait d’avoir été en contact avec moi. Alors on n'a pas beaucoup discuté", se souvient la rappeuse iranienne exilée en Suède.

Moins de deux semaines plus tard, le rappeur sera de nouveau arrêté, après avoir dénoncé ses conditions de détention dans une vidéo. Sur ces images, assis face caméra, amaigri mais déterminé, il raconte avoir eu les mains et les jambes cassées. "Ils m’ont frappé au visage. J’ai essayé de me protéger avec les mains, mais ils m’ont brisé les doigts", dit-il de ses bourreaux. "Personne, aucun organe ne doit être au-dessus des lois. C’est le peuple qui décide des lois", poursuit-il, avant de faire passer un message d’espoir à ses fans : "J’espère que de jours meilleurs viendront. Je pense que nous pouvons bâtir ensemble un bel Iran".

Mais le 24 avril, la sentence tombe : Toomaj Salehi est condamné à mort par un tribunal révolutionnaire d'Ispahan, malgré une mobilisation internationale pour appeler à l'abandon des poursuites engagées contre l'artiste. Les autorités l'accusent de "corruption sur terre" pour son soutien au mouvement de contestation déclenché après la mort de Mahsa Amini, en septembre 2022.

"Je reste profondément choquée", témoigne Justina. Cette artiste à poigne ne se résout pas à y croire, mais sa voix se noue. "J’espère qu'ils ne vont pas mettre leur sentence à exécution. C'est de la torture psychologique. D'abord pour Toomaj et pour tous ceux qui le soutiennent. Beaucoup l'adorent parce qu’il est la voix des gens de la rue et il leur a promis qu'il tiendrait pour eux".

"Il ne lâchera jamais, c'est ce qui effraie le pouvoir"

Connue pour ses textes féministes et engagés, Justina est une amie du rappeur depuis que les deux artistes ont collaboré sur le titre "Pichak" sorti en juillet 2022. Un morceau réalisé entre Ispahan et la Suède, à l’initiative de Toomaj Salehi, qui a proposé à Justina d'allier leurs forces pour lancer ce cri de liberté de la jeunesse iranienne : "Nous sommes des Phoenix qui renaîtront des cendres. Nous sommes le feu qui sortira des glaces. Nous sommes infinis comme la terre".

"Toomaj n’en était pas à sa première arrestation (lorsqu'il a été détenu fin 2022). Il avait déjà été arrêté avant la mort de Mahsa Amini, mais il n’a jamais lâché l’affaire. Et c'est pour cela qu’il est encore en prison aujourd’hui. Il ne lâchera jamais, c'est ce qui effraie le pouvoir. Ils ont peur de lui car ils savent qu’il ne se taira pas et qu’il ne quittera jamais l'Iran", explique Justina, saluant le courage de son confrère, également voix du mouvement de contestation Femme, vie, liberté.

D'autres rappeurs ont fait le choix de l'exil après avoir subi des pressions. Justina, en fait partie. "Il y a six ans, ils ont fait une descente chez moi, ils ont perquisitionné toutes mes affaires et m'ont fait subir trois jours d'interrogatoires. Ils m'ont dit que j'étais une femme et que je n'avais pas le droit de chanter", raconte-t-elle. La rappeuse, qui se retrouve accusée "d’encourager la corruption (des mœurs) et la dépravation", décide alors de fuir vers la Géorgie, puis la Suède.

 

"Je trouvais ça ridicule qu’on m’empêche de chanter"

"Elle chante, elle rappe, elle est féministe et s’est filmée sans le voile. Son existence même est considérée comme illégale. Si tu rappes et que tu es une fille en Iran, c'est deux fois pire", commente Ghogha, une chanteuse iranienne de hip-hop qui a trouvé refuge en Suède en 2010.

En Iran, les autorités interdisent aux femmes de faire entendre leurs voix seules sur un morceau et de chanter seules en public. Pour Ghogha, qui fut l'une des premières jeunes filles à rapper dans les années 2000, il a fallu se battre. "J’ai essuyé beaucoup de refus pour enregistrer mes morceaux dans les studios à l'époque. Car je leur faisais courir un risque supplémentaire. Et c’est ce qui est arrivé en 2010 quand ils ont perquisitionné l'un de ces studios de rap underground. Ils ont retrouvé ma voix sur les disques durs et des gens ont été arrêtés par ma faute".

"J’avais 20 ans", poursuit-elle. "J'aimais la musique et la poésie plus que tout et je trouvais ça ridicule qu’on m'empêche de chanter".

Elles ne sont pas les seules à avoir dû fuir. Soroush Lashkari, surnommé "Hichkas" ("personne) a été l’un des pionniers du rap iranien au début des années 2000. Il s’est rendu célèbre, notamment, en interpellant Dieu dans un morceau, "Ekhtelaf", où il dénonce la pauvreté, l’inégalité et la corruption dans son pays.

Un an après les mouvements de protestations ayant suivi l'élection contestée de l'ex-président iranien Mahmoud Ahmadinejad en 2009, il sort une nouvelle fois un titre très politique intitulé "Un jour meilleur viendra". Ce sera la dernière chanson enregistrée dans la clandestinité en Iran, avant qu’'l ne quitte le pays pour la Turquie, puis l'Angleterre.

Des rappeurs pro-régime

Avec l'essor du rap iranien, les autorités tentent de discréditer le genre musical, qualifiant les rappeurs de "satanistes" dans un documentaire retransmis sur la télévision d’État. Et une fatwa sera même lancée en mai 2012 contre le rappeur Shahin Najafi, qui vit en Allemagne depuis 2005, pour son morceau "Naghi". Dans ce titre, l'artiste s’en prend à l'un des douze imams de l'islam chiite. Accusé d'apostasie, un religieux met sa tête à prix pour 100 000 dollars.

"La République islamique a essayé diverses méthodes pour se débarrasser du rap, mais elle n'a pas réussi, alors elle a fini par l’utiliser pour diffuser son idéologie et tenter d'influencer les jeunes", explique Gogha. "Aujourd'hui, on a même des rappeurs à leur solde, comme Sohrab MJ, qui pose en photo et sert la main à des ultraconservateurs proches du guide et des Gardiens de la révolution".

Certains rappeurs ont aussi chanté des morceaux pro-gouvernementales comme Amir Tataloo et son titre "Energy Hasteei" ("Énergie nucléaire"), en soutien à la politique d’enrichissement du nucléaire iranien. L’artiste tatoué de la tête aux pieds a même apporté son soutien à l’actuel président Ebrahim Raissi durant sa campagne de 2017 avant de se repentir et de finir par s’exiler en Turquie. Il a été expulsé vers l'Iran en juillet 2023 pour être transféré dans une prison iranienne. Accusé d'avoir produit et publié des œuvres "obscènes", son procès est en cours.

Le rap masculin et commercial encouragé

"Tant que le rap parle de fête, de drogue et de drague, on a l'impression que ça ne pose pas de problème au régime. Au contraire, ils prônent un rap masculin dépolitisé, ça les arrange. Mais à la minute où tu franchis la ligne rouge de la politique, tu deviens une cible", commente Justina.

"Le rap est très populaire en Iran comme partout dans le monde", juge un fin connaisseur de milieu du hip-hop iranien qui préfère garder l’anonymat. "Il n'y a pas une voiture dans la rue qui ne balance pas du son. Mais il faut avouer que le rap dominant est surtout commercial".

"Avec le développement du streaming, certains artistes se font beaucoup d’argent, jusqu’à 10 000 dollars par mois. Ils donnent des concerts à l’étranger, reviennent en Iran sans être inquiétés car leur musique ne dérange pas. Elle n'est pas politique", poursuit le musicien basé à l’étranger.

Le rap politique de Toomaj, lui, prend racine sur le ressentiment grandissant de la société iranienne à l’égard de ses gouvernants, après la répression grandissante des manifestations de 2017, de 2019 et de celles de 2022 qui ont suivi la mort de Mahsa Amini.

Il n'est pas le seul rappeur en prison aujourd'hui. Arrêté lors des manifestations de 2022, Saman Yasin, un Kurde de 25 ans, s'y trouve aussi. Il a été condamné, le 29 octobre 2022, à la peine capitale. Il a tenté de mettre fin à ses jours deux mois plus tard en raison des conditions de détention très dures de la prison de Rajaei Shahr, à Karaj, où il a été soumis à la torture. D'après The Kurdistan Human Rights Network, le jeune homme a été placé à l'isolement dans une pièce appelée "La morgue" et il a subi de graves sévices, ayant même été jeté plusieurs fois d'une certaine hauteur. Il vient de voir sa sentence commuée en cinq années de prison. Et les soutiens de Toomaj Salehi espèrent qu'il bénéficiera d'une décision similaire. 

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